Belinda, le diable et moi

Belinda était de loin, la fille la plus charmante de sa filière, sinon de toute l’école. J’étais privatiste, alors qu’elle était publiciste. Du coup, nos rencontres étaient plutôt fortuites, rares et brèves. Cependant, elle occupait en permanence mes pensées. Ses doigts, ses jolies dents que dévoilent difficilement des sensuelles lèvres dans de rares sourires pourtant si éblouissant et si revigorant. Son teint était d’un éclat indescriptible, hésitant entre la chaleureuse aurore indienne et le langoureux crépuscule méditerranéen. Et son corps, savamment sculpté, gratifié de creux et de monticules de chairs fermes, balancé rythmiquement dans une démarche calculée, finissait de m’achever. Pour la voir plus souvent, je fus obligé de m’inscrire en cours de Droit Parlementaire, afin de brusquer les choses, et favoriser un contact.
Ce qui fut fait, non sans grandes peines ! Il m’a fallu exceller dans cette matière bizarre qui ne figure pas dans mon parcours, chercher à m’assoir à ses côtés, et lui poser quelques questions stupides. Mais le jour où elle m’accorda toute une phrase, je ne me suis pas fait prier pour être un peu plus « ami » avec elle. Nos discussions tournèrent autour des cours, puis, sans trop savoir comment, nous débouchions sur la religion ! Merde ! C’est le genre de débat que je n’aime mener, et pourtant, il fallait faire durer mon plaisir, faire durer la conversation. Sans être inflexible sur mes principes, ni crier mes convictions, je me suis laissé inviter par Belinda à son église.
Et quelle église encore ! Ni catholique, ni protestante ! Ni assemblée, ni baptiste ! Mais une de ces églises des derniers jours, ces églises nouvelles, aux dénominations guerrières. L’invitation était ferme et définitive. Elle était même spéciale, puisque j’aurais l’occasion de suivre en live le témoignage d’un miraculé. Un orateur centrafricain, mort durant une guerre civile, rescapé de l’enfer et témoin du paradis, finalement ramené à la vie le septième jour. Hum, donc il fallait être aux premières loges pour écouter la description du paradis et de l’enfer. Praise the Lord.
J’ai toujours rêvé de séduire cette charmante et sensuelle gazelle de mon école, cette rarissime perle de l’Institut des Hautes Études des Relations Internationales et Stratégiques. Bah, une stratégie était aussi de se rendre à cette église, faire bonne figure, et… suivez mon regard.
- Aphtal, allons à l’église
Il sonnait déjà 19h, lorsque j’arrivais au lieu de rendez-vous ! Enfin, à l’église internationale des rachetés de Dieu et privilégiés du Royaume. Moi je ne suis pas perdu, je n’ai jamais été égaré pour être racheté ! Qu’importe, j’étais là pour trouver une divine créature, perdue dans les hauts murs de cette église. Le service d’accueil était impeccable, et je crois que mon élégance me valut une chaise à l’avant, sous un brasseur. Alléluia ! Le temple était somptueusement décoré, l’estrade indescriptible, et les matos de la fanfare était à rendre l’ouïe à tout sourd.
Un regard rapide dans la salle me permet de localiser Belinda, gracieusement assise entre la chorale, et un autre groupe. Je devais faire du zèle : danser plus que les autres fidèles, bêler les cantiques plus haut que la fanfare (même si je ne connais aucun chant), et répondre « Amen » plus profondément que le traducteur de l’orateur invité centrafricain, ramené à la vie, dépositaire des plans du paradis.
Après de longues minutes d’intenses adorations la foule se calme enfin, et l’orateur centrafricain est invité à prendre la parole. Il commence son récit dans la langue du Saint-Esprit. J’espère n’avoir point blasphémé ; tous les pasteurs et prophètes de Lomé qui prétendent parler en « langues », s’expriment en Lingala. Depuis, je me dis que le Lingala est la langue officielle du Royaume Céleste. Alléluia.
L’orateur se lance alors dans un récit passionnant, traduit au fur et à mesure en français par son interprète personnel, et rapidement repris en Ewé par l’interprète attitré de l’église. En tout cas, j’ai vraiment adoré la description du paradis ! On aurait cru que les trois hommes y étaient (l’orateur et les deux interprètes). Mais bon, est-il que je me suis décidé à aller au paradis, pas de l’autre côté ?
Je pensais la séance levée, tellement j’avais hâte de coincer Belinda quelque part avant de m’en aller, lorsque le Pasteur principal annonce une séance de guérison et de prière. « Que ceux qui veulent se décharger d’un fardeau viennent devant », débuta le Pasteur. En quelques minutes, les rangées se vident et une foule compacte était à l’avant, attendant l’onction. Les deux oints de Dieu, le Pasteur principal et l’orateur invité centrafricain, se mettent à prier, et à scander des paroles incantatoires. Certains fidèles tremblent, vacillent puis s’écroulent, sous l’effet de « la puissance du feu de Dieu ».Ensuite, le Pasteur annonce :
« Ceux qui refusent de se décharger de leur fardeau, ceux qui se cachent avec leur mauvais esprits, seront tous délivrés ce soir, qu’ils le veuillent ou non ! ».
A ces mots, les deux chasseurs d’esprits quittent l’estrade, traversent la foule des déjà-délivrés, pour nous traquer, nous qui avons refusé de déclarer l’esprit malin que nous abritons. C’était un peu comme une partie de jeu d’échecs, niveau professionnel : personne touchée, personne écroulée.
C’était délicat, car dans notre rangée, nous n’étions que trois à protéger le diable qui est en nous, et vu que je suis en début de la rangée, c’était clair qu’ils allaient m’anéantir, moi et mes diables. Alternative : trembloter quelques instants puis m’écrouler rapidement pour leur donner satisfecit, ou résister, entrer en guerre contre leur « esprit saint », garder le malin qui est en moi. Dans les deux cas, comment serais-je perçu par Belinda ?
L’orateur centrafricain ne me laissa pas le temps de répondre à cette interrogation. Sa main droite, moite me toucha le front, et je sentis une pression s’exercer sur moi. C’était comme si je me bagarrais avec un semblable qui décide de me pousser à terre ! En bon Kotokoli, j’oppose une résistance à la pression. Cette dernière se fait de plus en plus grande, à grand renfort d’incantations, et de prière en Lingala :
« Yézali na délivré ce petit garçon, oh Kristo mboté kitoko, na pénétré fiston là, pourque sové âme ya solo … Oh Seigneur, ribabababa ratotototo yé ka Agir, doux Yéssu»
J’étais toujours debout ; l’orateur centrafricain dépose le micro, pour me pousser des deux mains. « holy ghoooost, fiiiiiiiiiiiiiiiiiire », scanda t-il en me poussant de toutes ses forces avec ses deux mains, comme dans le geste que fait Sangokou en lançant le Kaméhaméha, ou Naruto pour le Razengan. Si je n’avais rien mangé cet après-midi là avant de me rendre à ce culte, je serai tombé depuis. Je repousse ses maisn avec violence, puis me dirige vers la sortie. Le Centrafricain hurla alors dans ma direction :
« Esprit malin, tu n’auras pas raison de moi, jeune homme tu ne partiras pas d’ici sans avoir été délivré, au nom de Jésus. Tu ne franchiras pas cette porte, esprit démoniaque »
J’eus un léger sentiment de honte, à cause de tous ces regards incrédules braqués sur moi. Surtout les beaux yeux d’amende de ma Belinda qui me regardait inquiète.
« Pasteur, au nom de Dieu moi je franchirai cette porte ! Au nom de Dieu ! », répondis-je en sortant. « VADE RETRO, SANTANNA », marmonna t-il ! En guise de réponse, je fis juste le signe de croix, espérant avoir été pardonné par Dieu lui-même.
Que Belinda aille au diable. Je ne roulerai jamais par terre pour faire plaisir à un quelconque pasteur. Si j’étais animé d’esprit malin, je serai tombé depuis, sans qu’il n’ait besoin même de me toucher personnellement ! Je me demande même si l’esprit Saint était en ce lieu.
Je retourne tranquille chez moi, avec mon diable au corps, et un léger regret de la tournure des évènements. N’empêche ! J’ai à présent la conviction de ma divinité, et me suis reforgé une conception de ces églises de rachetés, des égarés et retrouvés ! Pourquoi ne pas rester dans l’étable ? Pourquoi faire partie du troupeau têtu, qui part, et qui oblige le Maître à aller à sa recherche ?
Pour la petite histoire, depuis cet évènement, jusqu’à notre licence, Belinda ne m’a plus jamais dis bonjour ! M’en fous, au moins je me suis essayé en droit parlementaire.
J’ai dit !
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