J’ai décidé de ne pas voter…

Lorsque je me suis fait établir ma carte d’électeur, j’étais animé d’un petit quelque chose, qui malheureusement ne m’anime plus ; il y avait dans mes yeux, une étincelle qui ne luit plus ; il y avait dans mon cœur, une source d’espoir qui a tarit, et il y avait dans mon âme, un optimisme insensé, aujourd’hui mué en indifférence totale et assumée.
Je suis conscient de l’importance que revêt tout scrutin dans la vie d’une nation, et je suis plus que conscient de la situation dans laquelle se trouve mon pays le Togo ; en tant que juriste, je sais que voter est un impératif civique pour tout citoyen, je sais que s’exprimer et se faire entendre au travers d’un vote est un devoir hautement sacré, pour qui veut participer à la consolidation de la démocratie dans son pays. Oui, je sais que le Togo est actuellement à la croisée des chemins, et que la moindre erreur sera fatale ; je sais en outre que le combat politique, en tout cas tel que je le conçois, ne peut que se mener dans l’arène du scrutin, avec les bulletins de vote comme coup de poing, et le peuple comme arbitre. Je sais que le titre de cet article pourra prêter à penser à de la lâcheté politique, à de la traîtrise nationale, et peut-être à un esprit défaitiste. Soit ! Pensez ce que vous voulez, mais…
Oui, j’ai décidé de ne pas voter.
Partout ailleurs sur terre, les élections, c’est de l’argent ; c’est coûteux, et pas facile à coordonner. Et pour un Pays Pauvre et Très Endetté, comme le Togo, un pays où la démocratie est vacillante comme une flamme de bougie, un pays où la méfiance entre les hommes politiques frise le délire, des élections à organiser, c’est la croix et la bannière. J’ignore si c’est pour ces élections que les étudiants ne sont toujours pas encore en possession de leur bourses et tranches d’aides ; je suis incapable de vous dire si c’est à cause de ces élections qu’on n’arrive pas à payer les primes de risques aux agents de santé ; je ne sais pas si ce sont ces élections législatives qui empêchent toute satisfaction des revendications des travailleurs ; je ne peux pas vous dire pourquoi, depuis six mois déjà, tout est au ralenti dans ce pays, et tout ce qu’on nous propose, c’est le dialogue !
Il m’est impossible de pénétrer dans l’isoloir, en sachant très bien qu’il y a des réformes constitutionnelles et institutionnelles non menées, et que la situation sociopolitique de mon pays ne changera pas, au lendemain du scrutin. Non, je ne peux pas me rendre dans un bureau de vote, en ayant à l’idée que le Président de la République, quel qu’il soit, pourra briguer autant de mandat qu’il veut ! Je ne peux pas participer à ces législatives, en sachant que ces réformes, promises depuis que j’étais au primaire, sont entrain d’être repoussées aux calendes grecques.
Je ne peux pas voter, alors que les grands marchés de mon pays sont toujours en cendres, et que les véritables coupables soient toujours inconnus, alors que des hommes politiques sont sous poursuites judiciaires, victimes de violation flagrante des droits les plus élémentaires ; je ne peux pas aller voter, en ayant à l’esprit que mes aînés en Sciences Juridiques soient aussi avilis et instrumentalisés ; je ne peux pas aller voter avec cette boue qui tâche la robe à laquelle j’aspire tant.
Je ne peux pas plonger un bulletin de vote dans une quelconque urne , en revoyant ces jeunes élèves inertes, tués par balles, et en étant incapable de mettre un visage sur l’auteur de cet acte ignoble. Voter serait dire à ces mômes qu’ils sont morts pour rien ; non, je ne peux pas voter en revoyant les trois filles d’Etienne Yakanou, pleurer leur père, mort en prison, avec cette angoisse qui se lit sur leur visage, quant à leur avenir.
Je refuse de voter parce qu’aucun parti politique actuel ne mérite ma voix. Ni le parti au pouvoir, ni aucun autre parti politique. Ce que je leur reproche ? Leur manque de méthode, d’intégrité, d’unité et de crainte de Dieu. Je leur reproche leur paresse et leur aveuglément face aux problèmes profonds, réels et immédiats des togolais. Je leur reproche de se cantonner à la capitale ou à leurs villages d’origines, sans véritables représentation nationale ; je leur reproche de ne penser qu’à la Présidence de la République ; je leur reproche leur opportunisme et leurs échecs passés, je leur reproche leur égoïsme, leurs ambitions inavouées, leurs bavures et la légèreté de leur programme.
Je refuse de voter en sachant qu’il y a de fortes chances qu’un militaire de rien du tout fasse irruption dans un bureau de vote pour s’emparer de l’urne. Non, j’imagine mal ma voix, mon choix, mon bulletin à moi, pris en otage par un insignifiant militaire à la formation inachevée. Et puis et puis, je refuse, qu’après cela, un observateur de la communauté internationale, insulte mon honneur en disant à la télé : « les irrégularités constatées ne sont pas de nature à remettre en cause le caractère libre, crédible et transparent de ce scrutin ». Suprême aberration.
Je me suis longtemps dit qu’il est nécessaire, malgré cela de voter, de voter contre le régime, de lui faire comprendre que je ne veux plus de lui ; je me suis dit qu’il aura honte en manipulant les résultats des élections, tellement des gens comme moi voteront contre lui ; je me suis consolé en me disant que dans un sursaut d’orgueil et d’amour-propre, ce régime dise enfin la vérité, et donne les vrais résultats des urnes, mais la réalité est là, sous mes yeux : ces gens n’ont aucune honte. Ils n’ont pas d’amour-propre, ils n’ont pas d’honneur.
Je refuse de voter car, continuer par le faire, est une sorte de plébiscite pour les résultats truqués qu’ils sortiront. Je m’explique : 1000 personnes se rendent dans un bureau de vote ; peut-être qu’ils se réclament de l’opposition ; tout le monde verra 1000 personnes voter, mais personne ne verra les bulletins de votes des 1000 personnes, puisqu’il s’agit d’un choix discrétionnaire effectué dans un isoloir. C’est là que le taux de participation pour le trucage des voix entre en jeu. On vous a vu voter, on ne cherche pas à savoir pour qui.
Les différentes missions d’observations s’en tiendront à cela. La population est sortie voter massivement dans le calme, et sans violence. C’est l’essentiel. Que les résultats soient vrais ou pas, il n’y a pas eu mort d’hommes donc les élections sont transparentes. De qui se moque-t-on ?
Moi en tout cas j’ai décidé de ne pas me laisser faire, cette année ; j’ai décidé de ne pas participer à cette mascarade, à cette honteuse opération ; je refuse de prêter le flanc à des calculs machiavéliques. Je ne permets à personne, ni aux voleurs, ni aux certificateurs, de se moquer de mon intelligence. Le peuple est souverain, mais on lui enlève son pouvoir d’expression de cette souveraineté, en méprisant son choix.
Je sais que je ne change rien, et qu’avec ma voix ou pas, les élections se tiendront et des gens iront voter ! Libre à eux de croire que les choses changeront par les urnes ou par les dialogues. Si le peuple togolais refuse de prendre conscience de la situation, et refuse de prendre en main sa destinée, il sera toujours le jouet des hommes politiques en général, et de ce régime en particulier.
Ma voix compte, certes ! Mais elle comptera plus si elle ne s’exprime pas. Essayons aussi le Silence Politique. C’était un avis.
J’ai dit !
Commentaires